Parmi les témoignages de la Première Guerre mondiale qui sont parvenus jusqu’à nous, les lettres nous renseignent sur le vécu au front et à l’arrière. Environ 4 millions de lettres étaient envoyées chaque jour par les soldats à leurs familles. Ces relations à distance sont un précieux témoignage du ressenti du soldat et du lien ténu qu’il essayait de garder avec sa famille. Au nombre de ces lettres, trois feuillets écrits par Léon Prosper Boudarel sont parvenus jusqu’à nous.
Né en 1891 à Saint-Romain-Lachalm, en Haute-Loire, Léon Prosper Boudarel fut affecté entre le 1er octobre 1912 et le 4 juillet 1919 au 7ème régiment de Cuirassiers. Le 7 novembre 1915, il écrit une longue lettre à Monsieur et Madame Badinand.
Le 7 Novembre 1915 Meurte et moselle
Mes cheres amis
Je mon prèse a vous donnez un peut
de mes nouvelles, car voila deja
longtemps que je ne vous est pas écri
mais avec ce qui ses passez y a quelque temps
en ne pouvez pas tros écrire, mes maintenant
que ces passez en peut mieux corespondre.
Je vous dirais que sa étais un peut dure
mes sa ces tous de même bien passez pour
moi et un si que mes frères.
Nous sommes tousse en très bonne santée
et jéspère que ma l’etre vous trouverats
de même, mes vous pouvez croire que nous
avans vu quellque chose comme cadavre
boches et toujour un peut de chez nous
mes en les a déloger de leur forteraisse
et maintenant nous somme dans la meurte et
moselle nous somme dans un très bon secteure
que sa ne di rien.
Et jéspère quand ni restera un peut de temps
a cete plaçe en attendans lhivert passera
et la guerre se terminera peutêtre au printemps
Enfin monsieur et madame Badinand
voila quelque temps que je nest point recus
de vos nouvelles et je quante que lorsque
vous aurais recus ma letre vous me donerais
un peut de vos nouveles et de celle du pays
et lorsque vous mécrirais, madame padinand
vous voudrais bien mon voyez la grosseur
de votre doi je vous ferais une bague
car maintenant jes bien le temp
et jes ramasser des tête dobus
pour en faire.
Je vous dirais que nous avant un très beau
temps et chez vous le temp il ne doi pas être
en core bien mavais. Vous devais a voire ne
bon faire pour semais mais maintenant
sa doit être presque fini sauf les blés tardifs
mes belle sœur elle me dise qu’elle ne trouve
personne pour faire faire le laboure
et quelle son semais beaucoup sur le laboure
du printemps son le retournée la bourais
pensée voire comme sa doi male sa renger
il faus éspérai que lanée prochaine en poura
y être pour le faire un peut mieux
et que cette maudite guerre elle et longue
et terrible prion Diue quand ni passe pas encore
un autre été
car sa serais tros malheureus quand reste si
longutemps son voire son monde et puis
tous le travaille qui tombe sure les bras
des femmes, et des pauvre viellard qui
ne peuve presque plus travallier il sont obliger
de travalier comme des malheureus.
Enfin espéron que le printemp prochin
nous ménerat la paix suivi dune grande
victoire final.
Enattendans prenons patiençe et ayant confiançe
avec léde de Diue
nous y viendrons a bout quand même.
Je la termine en attendans de vos bonne
nouvelles recevais mes mailleur salutations
distinguée et mes mailleur veux pour la
famille. Boudarel Prosper Léon, cavalier au 7e cuirassiers 2e Escadron. Secteur postal n° 142
Cette lettre nous apprend plusieurs choses. Tout d’abord, le degré d’instruction de Léon. Sa fiche matricule indique que son degré d’instruction est au niveau 3, à savoir qu’il sait lire, écrire et compter. Or, nous le constatons dans cette missive, son niveau d’orthographe est faible. Comme le soulignent François Cochet et Erwan Le Gall, “de l’écrivant à l’écrivain, il y a bien souvent un monde”. Ensuite, nous relevons les mentions suivantes :
- La période qui vient de se passer a été dure pour lui et ses frères (page 1 – ligne 11)
- Monsieur et Madame Badinand (page 2 – ligne 1) → Qui sont-ils ?
- Léon mentionne ses belles-sœurs qui gèrent seules les fermes (page 2 – ligne 17) → Qui sont-elles ?
- Léon était affecté au 2e escadron du 7e régiment de cuirassiers (page 3 – ligne 19). Lorsqu’il a écrit cette lettre, son escadron se trouvait dans le secteur postal n°142
Le 7e régiment de cuirassiers pendant la Première Guerre mondiale
En 1914, le 7e Cuirassiers, commandé par le Colonel ARNOUX DE MAISON-ROUGE, tenait garnison à Lyon, à la caserne de Lyon Part-Dieu. Le 31 juillet, la mobilisation de la Division était ordonnée. Le 2 août au matin, après avoir débarqué à la gare de Charmes, le 7e Cuirassiers prenait la direction de Baccarat.
Pendant les deux premières semaines d’octobre 1915, le régiment était affecté à l’occupation de la zone dite “La Main de Massiges”, afin d’attaquer l’”Entonnoir de l’Ouest”, zone occupée par l’ennemi. D’ordres d’attaquer en contre-ordres, la position est tenue jusqu’au 18 octobre, au prix de pertes importantes pour le régiment. Après cette position, le 7e Cuirassiers gagne la Lorraine par la route.
Le 1er novembre, le régiment arrive à Hermamenil, où il est cantonné. Le 4 novembre, le régiment fournit 50 hommes par escadron pour le service des tranchées, dans la forêt de Paroy, au lieu-dit Bois-Legrand. Ces 50 hommes sont relevés tous les six jours. Le 9 novembre, le régiment est envoyé occuper les villages des deux villes Anthelupt et Hudiviller. C’est entre ces deux dates, que Léon écrit sa lettre à la famille Badinand.
Monsieur et Madame Badinand
Qui sont Monsieur et Madame Badinand pour Léon ? Il s’agit de ses employeurs. Léon est recensé avec eux en 1911, en tant que domestique agricole.
Joseph Badinand et Antoinette Girard (29 ans) se sont mariés le 11 mai 1905 à Saint-Genest-Lerpt (acte de mariage, vue 8). Il a 40 ans et est veuf de Françoise Girard, la sœur d’Antoinette. Le couple s’occupe des trois enfants de Joseph :
- Joseph x Françoise Girard
- Barthélémy, né en 1897
- Auguste, né en 1901
- Joseph x Antoinette Girard
- Jeanne, née en 1906
Une relation épistolaire
Nul doute que le couple a eu un impact sur Léon, qui continue de correspondre avec ses employeurs. D’ailleurs, dans la lettre ci-dessous, Léon n’écrit-il pas qu’il garde un grand souvenir de la maison Badinand ? Dans ce même échange, Léon, qui signe Prosper, remercie Madame Badinand pour l’envoi d’argent. Enfin, nous avons un suivi de leur relation épistolaire, avec l’envoi de la bague, ce qui nous confirme qu’Antoinette a envoyé la taille de son doigt, comme Léon le lui a demandé le 7 novembre.
Madame Badinand
Je vous envoi cétte bague en éspérant
qui vous seras un souvenire de
la guérre et un souvenire de moi
car quant a moi je garde un
grand souvenire de la maison
Badinand et je vous remercie beaucoup
de largent que vous mavais envoyez
Boudarel Prospér
Les frères de Léon Boudarel
Antoine Boudarel, le père de Léon, a eu 7 enfants ; trois avec Jeanne Marie Peyrard, la mère de Léon ; quatre avec Marie Madeleine Lagrevol. Sur ces 7 enfants, il y aura quatre garçons, dont trois atteindront l’âge adulte : Léon, Pierre (1880), Jean Marie (1881). Tous les trois sont nés du même lit, Boudarel Peyrard.
Pierre Boudarel
Pierre, après des déboires avec la justice pour falsification de lait, sera mobilisé, à l’âge de 36 ans, au 75e régiment d’infanterie. Le régiment a participé à la bataille de Champagne. Lorsque Léon écrit ces lignes, Pierre est cantonné à Plancher-Bas, en Haute-Saône.
Jean Marie Boudarel
Jean-Marie sera mobilisé au 38e régiment d’infanterie. Il passera à la 13e section de C.O.A. (commis et ouvriers d’administration) en 1917. Après l’Argonne, le régiment combattra également pendant la bataille de Champagne. Il semble que Jean-Marie soit aussi au repos lorsque son frère rédige son courrier à ses employeurs.
Plus âgés que Léon, Pierre et Jean-Marie sont partis à la guerre en laissant leur femme derrière eux.
Les belles-sœurs de Léon
Dans sa lettre, Léon parle de ses belles-sœurs.
Marie Lagrevol
Au moment de sa mobilisation, Pierre Boudarel était marié à Marie Lagrevol. Un an plus tôt, le couple pleurait la mort de leur petit dernier, Jean Marie, décédé à seulement 9 jours. Marie devait se charger de la ferme à La Boucharatte, près de Jonzieux (Loire), avec deux jeunes enfants, Antoine âgé de 5 ans, et Maria, tout juste 3 ans.
Marie était-elle déjà malade en 1914 ou est-ce les conditions de vie à l’arrière qui l’ont épuisée prématurément ? Elle décède le 3 juin 1916, à l’âge de 34 ans.
Marie Joséphine Rivier
Sa deuxième, et dernière belle-sœur, est Marie Joséphine Rivier. Elle a épousé Jean Marie en 1907. Elle était passementière au moment de son mariage. Ensemble, ils exploitaient une ferme au lieu-dit Le Miat, également à Jonzieux. Les deux fermes étaient distantes de 2 km l’une de l’autre.
Lorsque Jean Marie fut mobilisé, il laissa Marie Joséphine s’occuper de la ferme, ainsi que de leurs 3 enfants, Antoine (1907), Marguerite (1912) et Catherine, née le 7 août 1914.
3,2 millions d’agricultrices pallient à l’absence de leurs époux et fils, dont 850 000 qui se retrouvent à la tête de l’exploitation familiale Quelle fut la vie de ces femmes, entre la ferme et les enfants ? Leurs maris ont-ils pu rentrer, ne serait-ce qu’une fois pour aider aux labours, comme l’espère Léon ?
En conclusion
Au-delà d’un écrit du vécu du soldat, ces lettres de Poilu nous permettent d’avoir un aperçu de la vie de ceux restés à l’arrière. En prenant le temps de suivre les indices disséminés dans ces courriers, il est aussi possible d’enrichir notre histoire familiale.
Merci à Marc Scaglione-Jacquemond, arrière-petit-neveu de madame Joseph Badinand, qui m’a fait parvenir copie de ces lettres retrouvées dans un garage.
Sources et bibliographie
- Mémoire des Hommes, Journal des Marches et Opérations, 7e régiment de cuirassiers, 1 janvier 1915 au 31 décembre 1917, https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/ark:/40699/e005281a8e5770b0/5281a8e5a6fbe
- Cochet, François, et Erwan Le Gall. Petit guide pour mener votre propre enquête et retrouver votre ancêtre poilu. p55. Pierre de Taillac, 2022.
- L’impact de la guerre sur la femme. (s. d.). Lycée Jules Verne à Cergy Le Haut (95). Consulté en 2012, à l’adresse http://tpe.stefcecile.parite.pagesperso-orange.fr/guerre1ergm.htm
- Histoire et mémoire des deux guerres mondiales – Enseigner la première guerre mondiale – Les femmes et la 1ère guerre mondiale par Jocelyne et Jean-Pierre Husson. (2012). CNDP. Consulté en 2012, à l’adresse https://web.archive.org/web/20120219151348/http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/bac/1GM/dossiers/femmes.htm
il y’a quelques années je vous avais envoyé un livre de géographie ayant appartenu à un de vos ancêtres ;je voulais vous dire que dernièrement je venais de retrouver dans les papiers de maman une liasse de lettres écrites au début de la guerre de 40, , en fait ces lettres transitaient par maman qui était une petite cousine
le jeune homme qui écrit a 26 ans et sa petite amie pas encore 18 ans , grace à genéanet je viens de retrouver la petite fille de cette personne. Je lui ai envoyé un message elle m’a répondu de suite et je dois rencontrer sa maman durant les fêtes de noel ,comme elle vient dans la région. Un beau cadeau de noel pour elle mais aussi pour moi. passez de bonnes fêtes
Bonjour Arlette,
Je me souviens bien de votre envoi. J’avais encore le livre en main, il y a quelques jours. C’est un beau cadeau que vous faites à cette personne.
Je vous souhaite de belles fêtes de fin d’année.
Enquête très intéressante et bonne analyse de ces archives qui grâce à vous ne tombent pas dans l’oubli!
Merci Charlotte pour votre commentaire.
je vous avais envoyé un livre de géographie il y’a quelques années ayant appartenu à un de vos ancêtres. Je trouve que les courriers envoyés par nos anciens sont une mine de trèsors ,dernièrement j’ai découvert une liasse de lettres datant du début de la guerre de 40 , ce courrier avait été écrit par un militaire de 26 ans à sa petite amie qui n’avait pas encore 18 ans ;maman qui était sa cousine avait servi de boite aux lettres, c’est pourquoi j’ai retrouvé ce courrier dans les papiers de maman. grâce à généanet j’ai retrouvé la petite fille, car ces deux amoureux se sont mariés et je viens de recevoir un message dela fille ainée de ce couple; durant les fêtes de fin d’année, je vais la rencontrer afin de lui remettre ce courrier. Elle était trés heureuse et moi également.
Émouvant et précis. Vous avez l’art de faire parler les archives! Merci encore et d’abord une reconnaissance infinie à tous les héritiers qui sauvent ces correspondances infimes de l’oubli ou pire de la destruction par négligence et… bêtise.